Article – C. F. Martin et la Guilde des luthiers allemands par Christian Séguret

C. F. Martin et la Guilde des luthiers allemands

Guitare Martin dans le style de Stauffer-article Christian Séguret-Gaelis Editions
Guitare Martin dans le style de Stauffer

Martin est aujourd’hui une des plus anciennes entreprises familiales des États-Unis. Et comme souvent dans ce genre de cas, son histoire prend sa source sur le vieux continent. Les débuts de Christian Frederick Martin furent marqués par la rigueur de son apprentissage à Vienne au début du XIXe siècle, mais également par la rigidité des corporatismes qui le poussèrent à émigrer. Retour sur un épisode méconnu de la vie de Christian Frederick Martin, premier de la célèbre dynastie.

 

Les théories ont toujours été bon train qui diffusent l’idée que la vieille Europe avait été un continent écrasé par le poids de ses traditions, encalminé dans un système irrémédiablement grippé. À l’inverse, l’Amérique était souvent contemplée comme une terre d’élan et d’action, une nation bercée d’optimisme sur laquelle aurait soufflé en permanence un vent entrepreneurial favorable, une source d’opportunités infinies. Cette vision des choses est bien sûr manichéenne à l’excès, et pousse un peu rapidement à oublier qu’au début du XIXe siècle, de Cadix à Vienne, en passant par Londres et bien entendu par Paris, l’Europe de la guitare fut le théâtre de bien des innovations dont nous profitons encore aujourd’hui.

Le mouvement qui la traversait alors, porté par des artisans extrêmement bien formés, des virtuoses à l’affût de la moindre amélioration sur leur instrument de prédilection, et soutenu financièrement par un public aisé, était un nid de créativité. Mais l’histoire que nous allons retracer ici démontre néanmoins que la société du vieux continent restait prisonnière de ses vieux démons et que le milieu de la lutherie, comme tant d’autres, freiné par ses dogmes et pris au gluau de ses traditions, vit partir au bout du monde certains de ses éléments les plus talentueux…

Neukirchen

L’histoire de Christian Frederick Martin débuta en Saxe, à Neukirchen (une cité désormais connue sous le nom de Markneukirchen) où il vit le jour le 31 janvier 1796. Il était le fils de Johann Georg Martin, un ébéniste membre de la Guilde des fabricants de meubles allemands. La petite cité était déjà un centre historique de construction d’instruments, depuis plus d’un siècle, à l’image de Mirecourt en France, et le père de C. F. Martin avait été un des premiers artisans locaux, avant même que les luthiers eux-mêmes ne s’intéressent à la question, à entreprendre la construction de guitares dans les années 1790.

Christian Frederick Martin commença par suivre les traces paternelles et s’initia aux finesses du travail du bois. Il rêvait de construire des instruments et partit dès l’âge de quinze ans suivre un apprentissage à Vienne chez Johann Stauffer, un des luthiers les plus réputés de l’époque. La capitale autrichienne était alors une des places centrales de la musique continentale et la guitare y connaissait un regain spectaculaire. L’instrument avait connu ses premiers développements contemporains en Italie quelques décennies plus tôt, mais c’est de la capitale autrichienne que s’effectuèrent ses modifications les plus fondamentales, et que son rayonnement, par le répertoire et les instruments, diffusa dans toutes l’Europe avant de traverser l’Atlantique.

CFSr-and-Otilia - Article Christian Séguret-Gaelis Editions
Christian Frederick Martin Sr et Otilia – Image d’archive

Christian Frederick Martin resta près de quinze ans chez Stauffer. Il y acquit une qualification remarquable, finit son séjour chez le maître comme chef d’atelier, et finit par le quitter en 1824, les rapports s’étant dégradé avec son célèbre employeur. Il resta une année supplémentaire à Vienne, travaillant chez un facteur de harpes, le temps de rencontrer, courtiser et épouser la fille de son employeur, Otillia, de huit ans sa cadette. La cérémonie se déroula à Vienne en janvier 1825, et dès le mois d’octobre de cette même année, la famille accueillait un petit garçon, Christian Frederick Jr et les jeunes époux prirent la direction de Neukirchen, son bourg d’origine, où Christian avait bien l’intention d’installer boutique et vivre de son artisanat. Son deuxième enfant, une fille prénommée Rosalie Ottilie vit le jour en mai 1832, une vie tranquille et laborieuse se présentait ainsi à la petite famille.

La Guilde des luthiers

Mails l’ambiance à Neukirchen n’était pas au beau fixe. Une lutte acerbe, qui avait débuté avant même le départ de Martin pour Vienne, prenait une ampleur inégalée. Jusqu’à ce jour, deux « Guildes » avaient dominé le marché. Ces Guildes étaient des formes de syndicats, des réunions d’artisans qui se voyaient confier un certain nombre de tâches et de domaines de compétences par leur gouvernement, histoire de réguler et contrôler la production. Jusqu’à présent, ces tâches étaient clairement délimitées. Les luthiers construisaient des violons et les ébénistes construisaient des meubles. Tout se passait dans une cohabitation sereine, chacune de ces Guildes évitant soigneusement de piétiner les prérogatives de l’autre.

Carte Kneukirchen-Article Christian Séguret-Gaelis Editions
Carte Neukirchen-Article Christian Séguret-Gaelis Editions

Mais la guitare était en train de connaître un essor inégalé, comme nous l’avons vu plus haut, et la demande pour ce type d’instrument était en hausse constante. Les membres de la Guilde des luthiers avaient considéré que, la guitare étant un instrument à cordes, sa construction leur revenait de droit, et qu’il n’était pas question que de simples ébénistes puissent prétendre à produire des instruments qui exigeaient une formation « supérieure ». Les luthiers en question, qui ne craignaient visiblement pas de contrarier leurs opposants, déclaraient alors, au fil de leurs requêtes auprès des autorités, que la différence de statut entre les deux corporations devait s’imposer avec évidence à tout bon observateur, même le plus dénué de compétences : « Qui ne saurait reconnaître au premier regard qu’une chaise de grand-père ou un tabouret de nuit ne ressemblent en rien à une guitare », déclaraient-ils alors dans leurs plaidoiries… Très vexant.

Les cent vingt luthiers de Neukirchen firent corps, avec une unanimité et un mépris de classe d’autant plus exacerbé que, durant le séjour de C.F. Martin à Vienne, quarante d’entre eux s’étaient mis à la construction de guitares. Ils se voyaient et se décrivaient comme des artistes, par opposition à ces manuels laborieux tout juste aptes à construire des meubles, estimant avec force que leur exercice nécessitait une « formation spécifique, un art… »

Les ébénistes l’emportent

La lutte dura des années, avec des échanges d’une virulence inouïe. Christian Frederick était aux premières loges, son propre père ayant été un des premiers à construire des guitares dans la ville. Il ne pouvait qu’accuser le coup lorsque les luthiers clamaient que les ébénistes « devraient se réjouir de pouvoir construire toutes les caisses et les étuis nécessaires à l’emballage et à l’expédition de leurs instruments »

Cette condescendance allait laisser des traces profondes dans les rapports entre les deux corporations et plus généralement sur l’état d’esprit général qui allait régner sur la petite ville de Neukirchen. La polémique dura des années. La Guilde des luthiers déposa plusieurs recours, les ébénistes se défendirent comme ils le purent, et le gouvernement régional fut pressé par les deux camps d’apporter une réponse aux requêtes et de se poser en arbitre. La réponse des autorités finit par tomber au début des années trente et, contrairement à ce qu’on lit très souvent dans les biographies bâclées de C.F. Martin, elle fut favorable à la Guilde des constructeurs de meubles, et donc à Christian Frederick Martin qui, de façon héréditaire et malgré sa formation, n’était toujours pas membre de la Guilde des luthiers.

En effet, cette réponse officielle accordait enfin l’autorisation aux ébénistes de construire des guitares. Ce fut une belle victoire pour ces derniers, et on aurait pu penser que Martin, conforté dans son négoce, allait couler des jours paisibles à Neukirchen. Mais les divisions occasionnées au cœur de la petite cité par cet épisode, les ruptures relationnelles opérées au sein de la communauté professionnelle, la violence des propos échangés à l’apex de la procédure avaient fini par convaincre le jeune chef de famille que son avenir devait se dérouler ailleurs. Le plus loin possible. Certains de ses collègues et amis, comme Heinrich Schatz, avaient déjà émigré vers la partie basse de Manhattan aux États-Unis.

Martin avait déjà 37 ans, il était un homme marié et père de deux enfants mais cette situation ne l’arrêta pas. Il rassembla sa petite famille et embarqua sur un navire en partance du port de Brême, sur la mer du Nord. Cap sur l’Amérique, il traversa ainsi l’Atlantique et s’installa à New York où il ouvrit sa première échoppe. Nous étions en 1833, date que de nombreux auteurs américains choisissent délibérément pour marquer le début de l’histoire de la guitare ! Mais ceci est un autre débat, que nous aborderons un jour…

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