Emma Livry, mort tragique d’une danseuse à l’Opéra Le Peletier
Ou les flammes de la rampe…
« Et peut-être, dans cent ans, cette sylphide qui brûle son corps diaphane aux flammes de la rampe, aura-t-elle passé à l’état de poétique légende ! » (Le Quotidien, 27 juillet 1863).
Paris, Opéra Le Peletier, 15 novembre 1862
Un port de pêche dans un faubourg de Naples, des barques dont la voilure semble agitée par une brise légère.
L’ambiance est à la concentration, c’est la répétition générale de La Muette de Portici. Emma Livry, premier sujet de la danse, joue le rôle de Fenella. Nous sommes au début de l’acte deux : elle se tient sur un praticable figurant un rocher de montagne et s’élance pour rejoindre le centre de la scène, mais son costume frôle une rampe mobile allumée et, en un éclair, la gaze dont elle est vêtue s’embrase. Elle se retourne, voit une flamme aussi haute qu’elle ; elle court, traverse plusieurs fois le plateau en sa largeur, quêtant de l’aide auprès des autres danseuses et des dames du chœur qui la regardent, pétrifiées. D’un geste d’une touchante pudeur, Emma ramène sur sa poitrine l’étoffe de son corsage, attisant ainsi le feu sur son corps. Elle n’est plus qu’une brûlante colonne, et ses camarades fuient devant elle, épouvantées. Certaines y iront même jusqu’à se réfugier dans la rue.
« Elle n’a poussé que trois cris, mais de ces cris que l’oreille ne peut plus oublier », racontera le docteur Laborie, le médecin attaché au théâtre.
Un pompier de service se précipite pour la secourir. Il parvient à éteindre les flammes qui la dévorent, il sera grièvement blessé. Il aura le temps d’apercevoir le mince visage d’Emma que le feu a épargné.
Sous la couverture mouillée que le pompier lui avait jetée, la pauvre danseuse, si horriblement brûlée, Emma Livry, s’était mise à genoux et faisait sa prière[1].
Emma meurt, huit mois plus tard, le 27 juillet 1863 (elle aurait fêté ses 21 ans quelques semaines plus tard). On avait pourtant espéré qu’elle survivrait en dépit de la gravité de ses brûlures. Ses plaies cicatrisaient, tout risque de gangrène avait été écarté.
Malgré un physique que l’on trouvait ingrat, Emma Livry dansait avec une grâce inégalable et était promise à un brillant avenir après ses prestations dans les ballets La Sylphide et Le Papillon. Son charme, ses qualités d’honnêteté, inaccoutumées dans le milieu où elle évoluait, la faisaient aimer de tous. À son enterrement, l’église était tendue de blanc, le cercueil entouré par de jeunes filles en blanc appartenant à l’école de Danse. Monsieur Petitpa, maître des ballets de l’Opéra, a lu devant la tombe un discours qui a profondément ému l’auditoire. Alexandre Dumas fils était présent[2].
En 1862, le théâtre de l’Opéra était situé rue Le Peletier et relevait de la Maison de l’Empereur. Napoléon III versa à la mère d’Emma Livry une rente annuelle de 6 000 francs pris sur les fonds de la liste civile, afin de lui « assurer une vie honorable ». Mais peu après, cette subvention fut considérée comme un acte de munificence, et supprimée. La mère d’Emma Livry fit appel de cette décision, mais les juges la confirmeront « aucun fait de négligence ou d’imprudence n’ayant été prouvé contre l’administration de l’Opéra ».
Quelles étaient donc les raisons de la mort tragique d’Emma Livry, reconnue comme une danseuse de génie ? [3] Qu’en était-il de l’éclairage des salles de spectacles ?
De la chandelle de suif, à la bougie puis à la lampe à huile d’Argand en 1782, qui salissaient les décors et ternissaient le maquillage des artistes, les théâtres adoptent dès 1820 l’éclairage au gaz, inventé par un ingénieur français, Philippe Lebon. Le premier gazomètre sera, d’ailleurs, installé rue Richer, à proximité de la salle Le Peletier.
Le gaz entre officiellement à l’Opéra, en grande pompe, le 6 février 1822, jour de la première représentation d’Aladin ou la Lampe merveilleuse. D’autres théâtres en bénéficieront et seront ensuite équipés du gaz de houille. Celui-ci sera utilisé pour les portants, les herses, les rampes et les lampes mobiles à réflecteurs.
Cette transformation s’accompagna d’accidents et de tragédies ; entre 1860 et 1880, cinquante théâtres ont été détruits ou gravement endommagés par le feu, et il faudra attendre une trentaine d’années pour que l’électricité remplace le gaz (l’Opéra Garnier en disposera en 1883). La salle Le Peletier (qui servait d’Opéra provisoire depuis 1821) sera entièrement incendiée dans la nuit du 28 au 29 octobre 1873, faisant un mort : un caporal de pompiers. L’Opéra Garnier (du nom de son architecte), dont la construction prit du retard à cause de la guerre de 1870, ne sera inauguré que le 5 janvier 1875.
Mais revenons-en à Emma Livry :
« Si Mlle Livry eût porté un jupon carteronné, le jupon n’eût pas brûlé », dira un chroniqueur du Monde musical le 1er janvier 1863, en un curieux hommage funèbre tardif.
Un tel accident, sans être fréquent, n’était pas rare à l’époque. Un journal a pu même titrer « L’holocauste des danseuses ». En 1844, une tragédie semblable s’était déroulée en Angleterre : une ballerine dont la robe de mousseline avait pris feu, n’avait survécu que deux jours compte tenu de l’étendue de ses brûlures. En 1860, en France, dans des circonstances analogues, une danseuse échappa à une mort épouvantable, il en fut de même en 1861 à Caen, en 1866 à Paris, à Nancy, et à Dresde.
Dès 1858, les journaux et les sociétés savantes firent l’apologie du procédé de Monsieur Carteron. La carteronine, mélangée à l’empois des blanchisseuses, raidissait les étoffes les plus fines, comme le tulle ou le calicot, et offrait une ininflammabilité à peu de frais. Cette invention fut présentée à l’Impératrice Eugénie qui en resta émerveillée.
Ce nouvel agent chimique avait la même efficacité appliquée aux tissus lourds, au papier, au bois et donc aux décors de théâtre. Les éléments de décoration intérieure de l’Opéra Le Peletier devaient bénéficier de la préparation de Monsieur Carteron ; mais cela n’empêcha pas la salle de brûler de fond en comble. Le travail n’avait peut-être pas été fait avec le soin nécessaire !
L’administration de l’Opéra, en prenant un arrêté pour imposer cette « eau préservatrice » aux costumes de scène, se heurta à une très forte opposition de la part de ses danseuses. Il était reproché à la carteronine de jaunir les étoffes et d’ôter leur apprêt. Les danseuses signaient alors une décharge, et les administrateurs de l’Opéra laissaient faire ; ce qui, de nos jours, serait considéré comme une coupable négligence.
En ce qui concerne la mort d’Emma Livry, le tribunal n’a pas reconnu la responsabilité du directeur de l’Opéra Le Peletier ; lequel produisit, pour sa défense, un courrier que Mademoiselle Livry lui avait adressé :
« Je tiens absolument, écrivait-elle, à danser les premières représentations avec mes jupons ordinaires… Et je prends sur moi la responsabilité de ce qui peut m’arriver… Je ne peux pas m’exposer avec des jupons qui seraient laids ou qui n’iraient pas bien… »
Pauvre Emma, morte dans d’atroces souffrances par coquetterie ! Mais ne lui jetons pas la pierre, ses consœurs, celles qui assistèrent à son agonie, furent les premières à refuser l’utilisation de la carteronine et à protéger ainsi leurs vies !
À cette époque, les costumes arrivaient aux mollets des ballerines. Le tutu, jupe de gaze courte et évasée, n’apparaîtra que dans les années 1880. Le musée de l’Opéra conserve dans une vitrine un bout de ceinture et un lambeau d’étoffe, ce qui reste du costume d’Emma Livry[4] alors que celle-ci portait (entre autres) un maillot et onze jupons !
Mais les danseuses ne furent pas les seules à payer un atroce tribut au feu. Des jeunes femmes ont aussi trouvé la mort dans d’horribles souffrances pour s’être trop rapprochées d’une cheminée.
En 1864, Le Petit Journal relate la mort d’Honorine, une jeune fille qui, ayant fait un feu ardent dans sa chambre, reçut une étincelle sur ses vêtements. Honorine tenta de s’enrouler dans les couvertures de son lit, mais mourut de ses brûlures quelques heures plus tard.
En 1871, les deux demi-sœurs d’Oscar Wilde, Mary et Émily furent victimes d’un accident similaire, respectivement à 22 et 24 ans ; cela arriva lors d’un bal à l’une des deux jeunes filles et sa sœur en tentant de la sauver a connu le même sort. Elles sont mortes à quelques semaines d’intervalle.
Emma, Honorine, Mary, Émily et combien d’autres inconnues ont été victimes d’une tragédie identique !
L’histoire d’Emma Livry m’a profondément touchée, et m’a paru singulièrement symptomatique d’une époque où les femmes n’hésitaient pas à découvrir leurs épaules, mais à amonceler sur le reste de leurs corps des jupes, des jupons, assortis de volants et de passementerie en tous genres ; certaines enragées de la mode devenant ainsi des merceries ambulantes et bien achalandées.
Ce triste fait divers m’a servi de lever de rideau, mais aussi de trame sous-jacente (de ligne de feu), pour écrire Enquête à l’Opéra impérial. Dans cet épisode, une danseuse meurt dans les mêmes circonstances qu’Emma Livry. Mais s’agit-il d’un accident ou d’un meurtre ?
[1] Journal des frères Goncourt (16 novembre 1862)
[2] Le Petit Journal (31 juillet 1863)
[3] L’éclairage dans les spectacles à Paris du XVIIe siècle au milieu du XXe par André Finot (Site Cairn)
[4] Les chaussons verts. Lire sur leur site l’excellent article : Emma Livry – Un papillon envolé.
La série des Enquêtes du capitaine Hadrien Allonfleur par Irène Chauvy
En savoir plus sur “Enquête à l’Opéra impérial” tome 3 des Enquêtes du Capitaine Allonfleur
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